lundi 15 mai 2023

Deux Cigarettes




Chaque nuit est une libération. On voit les reflets de l'asphalte sur les rues brillantes qui s'ouvrent au vent.
Les rares passants ont un visage et une histoire.
Mais à cette heure il n'y a plus de fatigue : les milliers de lampadaires sont là pour ceux qui s'arrêtent craquer une allumette.
La flamme s'éteint au visage de la femme qui m'a demandé une allumette. Elle s'éteint au vent et la femme déçue en demande une autre qui s'éteint : la femme rit alors résignée.
Ici on peut parler à voix haute et crier, et personne n'entend. On lève le regard vers toutes ces fenêtres - yeux fermés qui dorment - et on attend. La femme hausse les épaules et se plaint d'avoir perdu l'écharpe colorée qui lui tenait chaud la nuit. Mais il suffit de se mettre dans l'angle et le vent n'est plus qu'un souffle.
Sur l'asphalte usé il y a déjà un mégot.
Cette écharpe venait de Rio, me dit la femme qui est contente de l'avoir perdue, puisqu'elle m'a rencontré.
Si l'écharpe venait de Rio, elle a voyagé de nuit sur l'océan inondé de lumière dans un grand transatlantique.
Des nuits de vent, bien sûr. C'est le cadeau d'un de ses marins.
Le marin n'est plus là. La femme me murmure que, si je vais avec elle, elle me montrera son portrait bouclé et bronzé. Il voyageait sur des vapeurs sordides et nettoyait les machines : moi je suis plus beau.
Sur l'asphalte il y a deux mégots. Nous regardons en l'air : la fenêtre là-haut - me montre la femme - est la nôtre.
Mais là-haut il n'y a pas de chauffage. La nuit, les vapeurs égarés ont peu de fanaux ou n'ont que les étoiles.
Nous traversons l'asphalte enlacés, jouant à nous réchauffer.

Cesare Pavese - Travailler use (Trad. Léo Texier) - Editions Payot & Rivages

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