jeudi 18 mai 2023

Bis pour Cesare Pavese



 « Deola passe sa matinée assise au café et personne ne la regarde. À cette heure tous courent à travers la ville sous le soleil encore frais de l'aube. Elle n'attend personne non plus, Deola, mais elle fume paisiblement et respire le matin.
Quand elle était en maison, elle devait dormir à cette heure-ci pour reprendre des forces : le dessus de lit était souillé par les godasses des soldats et des ouvriers, ces clients qui vous brisent les reins. Mais, seule, c'est différent : on peut faire un travail plus propre, moins fatigant.
Le monsieur d'hier, en la réveillant tôt, l'a embrassée et emmenée (ma belle, je resterais avec toi à Turin, si je pouvais) avec lui à la gare pour qu'elle lui souhaite bon voyage.
Elle est engourdie, mais fraîche, cette fois, et il lui plaît d'être libre, à Deola, et de boire son café au lait en mangeant de la brioche. Ce matin elle est presque une dame, et si elle regarde les passants, c'est pour ne pas s'ennuyer.
À cette heure-ci en maison on dort et ça sent le renfermé
- la patronne sort se promener - et c'est dommage d'être à l'intérieur.
Pour sortir le soir, il faut de la présence et en maison, à trente ans, le peu qu'il vous en reste est déjà perdu.
Deola assise montre son profil à un miroir et se regarde dans la fraîcheur du verre. Elle a le visage un peu pâle : ce n'est pas la fumée qui stagne dans l'air. Elle fronce les sourcils.
Il faudrait la volonté qu'avait Marí pour rester en maison (parce que, ma fille, les hommes viennent ici pour se payer des caprices que ne leur passent ni leur femme ni leur maîtresse) et Marí travaillait, infatigable, pleine d'entrain et jouissant de sa santé.
Les passants devant le café ne distraient pas Deola qui travaille seulement le soir, par de lentes conquêtes dans la musique de sa boîte de nuit. Jetant un regard à un client ou en lui faisant du pied, les orchestres lui plaisent qui la font ressembler à une actrice dans une scène d'amour avec un jeune homme riche. Il lui suffit d'un client
Chaque soir et elle a de quoi vivre. (Peut-être que le monsieur d hier m'aurait vraiment emmenée avec lui.) Rester seule, si elle le veut, au matin, et s'asseoir au café. N'attendre personne. »

Cesare Pavese - Travailler use (Trad. Léo Texier) - Editions Payot & Rivages

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