Lettrines , cahier de notes tenu au jour le jour, Julien Gracq
J’ai lu autrefois, dans un
recueil de l’ « Académie de Nantes », une anecdote qui m’a paru avoir partie
liée avec l’âme de cette ville bizarre. À la fin du siècle dernier vivait à
Trentemoult (nom qui déjà me charme), village chanteur de pêcheurs, de mariniers
et de pilotes bâti sur la rive sud du fleuve, en face des quais, un ménage de
pêcheurs, composé de Jean et d’Ernestine. Il existait encore à ce moment dans
le fleuve une île minuscule appelée, dit-on, île Mahon, assez proche des quais,
et que les dragages ont emportée depuis belle lurette. Jean avait sous les
peupliers sa modeste cabane, où il rangeait son petit attirail de filets et de
bosselles : il était censé pêcher là les anguilles ; mais, non sans quelque
motif, Ernestine, solide commère, et responsable de la caisse du ménage,
soupçonnait son époux inassidu de planter là trop souvent son occupation
évangélique pour se glisser dans son bachot sous le couvert de l’île jusqu’au
quai de la Fosse tout proche, où l’engloutissait quelque débit de muscadet.
C’est pourquoi Ernestine, cinq ou six fois par jour, torchés les marmots, mise
à cuire la soupe, sortait de sa bourrine trentemousine, allait se camper les
poings sur les hanches à l’extrême pointe de la grève, et appelait, ou plutôt
hurlait en direction des peupliers (cinq cent mètres) : « Jean ! » Sur quoi un
vocable excédé et non moins énergique, sans désemparer, retraversait la Loire à
son adresse : « M…! »
Cela dura, paraît-il, quarante ans, et fit partie du fond sonore du quai de la Fosse aussi intimement que le ferraillement du transbordeur ou le chuintement des locomotives tirant leur express au ralenti au-delà de la gare de La Bourse. Et l’histoire a beau être poudrée de gros sel, l’arche imperturbable de ce dialogue conjugal enjambant la Loire pendant un demi-siècle, bien au-dessus des longs courriers, des remorqueurs, des cargos de sucre ou de cacao, avec la moitié de la ville pour théâtre et pour témoin édifié à la fois de la sainteté et des épreuves du mariage, continue de m’enchanter.
Cela dura, paraît-il, quarante ans, et fit partie du fond sonore du quai de la Fosse aussi intimement que le ferraillement du transbordeur ou le chuintement des locomotives tirant leur express au ralenti au-delà de la gare de La Bourse. Et l’histoire a beau être poudrée de gros sel, l’arche imperturbable de ce dialogue conjugal enjambant la Loire pendant un demi-siècle, bien au-dessus des longs courriers, des remorqueurs, des cargos de sucre ou de cacao, avec la moitié de la ville pour théâtre et pour témoin édifié à la fois de la sainteté et des épreuves du mariage, continue de m’enchanter.
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