mercredi 29 juillet 2015

D’un quai à l’autre





Lettrines ,  cahier de notes tenu au jour le jour,  Julien Gracq


J’ai lu autrefois, dans un recueil de l’ « Académie de Nantes », une anecdote qui m’a paru avoir partie liée avec l’âme de cette ville bizarre. À la fin du siècle dernier vivait à Trentemoult (nom qui déjà me charme), village chanteur de pêcheurs, de mariniers et de pilotes bâti sur la rive sud du fleuve, en face des quais, un ménage de pêcheurs, composé de Jean et d’Ernestine. Il existait encore à ce moment dans le fleuve une île minuscule appelée, dit-on, île Mahon, assez proche des quais, et que les dragages ont emportée depuis belle lurette. Jean avait sous les peupliers sa modeste cabane, où il rangeait son petit attirail de filets et de bosselles : il était censé pêcher là les anguilles ; mais, non sans quelque motif, Ernestine, solide commère, et responsable de la caisse du ménage, soupçonnait son époux inassidu de planter là trop souvent son occupation évangélique pour se glisser dans son bachot sous le couvert de l’île jusqu’au quai de la Fosse tout proche, où l’engloutissait quelque débit de muscadet. C’est pourquoi Ernestine, cinq ou six fois par jour, torchés les marmots, mise à cuire la soupe, sortait de sa bourrine trentemousine, allait se camper les poings sur les hanches à l’extrême pointe de la grève, et appelait, ou plutôt hurlait en direction des peupliers (cinq cent mètres) : « Jean ! » Sur quoi un vocable excédé et non moins énergique, sans désemparer, retraversait la Loire à son adresse : « M…! »
Cela dura, paraît-il, quarante ans, et fit partie du fond sonore du quai de la Fosse aussi intimement que le ferraillement du transbordeur ou le chuintement des locomotives tirant leur express au ralenti au-delà de la gare de La Bourse. Et l’histoire a beau être poudrée de gros sel, l’arche imperturbable de ce dialogue conjugal enjambant la Loire pendant un demi-siècle, bien au-dessus des longs courriers, des remorqueurs, des cargos de sucre ou de cacao, avec la moitié de la ville pour théâtre et pour témoin édifié à la fois de la sainteté et des épreuves du mariage, continue de m’enchanter.